La société de classes implique une organisation spécifique des exploité-e-s. Dans ce cadre, depuis plus d’un siècle, l’organisation de référence des travailleuses et travailleurs se trouve donc dans le syndicalisme. Contre la misère et l’exclusion, pour renforcer la classe ouvrière et ses allié-e-s, le prolétariat français et international a longtemps disposé d’outils et organisations puissantes pour renforcer son unité et mener la lutte des classes. Longtemps lié à un mouvement communiste fort à partir des années 1920, suivant la révolution russe et le congrès de Tours, le mouvement syndical le plus abouti et résolu est né du syndicalisme révolutionnaire de la CGT et la CGTU (CGT Unitaire : 1921-1936). Au cours des années 1920 jusqu’aux années suivant la Libération, une véritable contre-société se met en place dans le giron du PCF, dont les militant-e-s pratiquent un travail de masse actif, tant dans la sphère syndicale qu’en dehors. Structuré par l’intermédiaire d’organisations de masse, comme le Secours Rouge pour les prisonniers politiques, puis Secours populaire, l’union des femmes françaises (UFF), le mouvement des pionniers, la Fédération sportive et gymnastique du travail (FSGT), etc. ; le travail de masse désigne les actions directement utiles aux masses populaires, basées sur des actions de solidarité, de l’animation ou des luttes spécifiques. Ce volet de l’action des organisations de masse couvre alors tous les secteurs d’activité et problématiques communes de la vie : solidarité concrète sur les lieux de travail, garde d’enfants, colonies de vacances, aides aux chômeurs ou familles les plus précaires, développement de l’accès au sport, etc.
Qu’est-ce que la solidarité populaire ?
Basée sur la solidarité populaire et les luttes, l’expérience des organisations de masse du XXe siècle, notamment syndicales, doit être une source d’inspiration pour l’action syndicale d’aujourd’hui. Très affaiblies, les organisations du mouvement social actuel ont une démarche de plus en plus brouillée, mêlant actions de solidarité populaire et soutien ou participation à un militantisme plus dépolitisé (Banques alimentaires, etc.), relevant plus d’une démarche de charité. Longtemps, ces deux conceptions de l’assistance ont été un élément de clivage entre d’un côté les organisations sociales défendant une action populaire tournée vers un objectif politique de long terme ; et d’un autre le mouvement de l’Action catholique notamment, tourné vers une volonté de “correction” de ce qu’elles voient comme de simples dérives du capitalisme. Là où le premier cherche à organiser les masses comme principales actrices de leur propre émancipation, derrière un objectif de changement politique assumé, les seconds se contentent de “venir en aide aux malchanceux-euses”. Dans le mouvement syndical, cette différence a longtemps été marquée entre le syndicalisme révolutionnaire puis communiste de la CGT et le syndicalisme chrétien de la CFTC. Dans les quartiers, elle l’était entre l’action du Secours populaire et celle du Secours catholique. La solidarité populaire s’organise donc avant tout comme un moyen, là où l’action de charité est vue comme une fin.
La seconde conception, si elle a principalement été développée dans l’Action catholique, est aujourd’hui largement laïcisée et en partie assumée et soutenue par le patronat et la bourgeoisie. Les actions dites de “bienfaisance” des grands groupes et grandes fortunes sont aujourd’hui légion et ont deux grands objectifs qui ne sont pas tournés vers l’émancipation des exploité-e-s et des exclu-e-s. Lorsqu’une grande fortune ou un patron participe à financer la construction d’écoles, lorsqu’un grand magasin ou club fait don d’invendus ou stocks de nourriture pour Beyrouth ou une association, c’est principalement pour l’image que cela peut lui apporter. Enfin, en plus du prestige apporté par ce genre de dons, ces actions infantilisent les plus démuni-e-s qui y ont recours et devraient en être reconnaissant-e-s. Elles mettent des rustines sur les limites les plus visibles du capitalisme en mettant un frein maîtrisé à l’organisation d’une solidarité populaire réelle. Au fond, l’élément principal permettant de distinguer une action de charité d’une action de solidarité concrète est : cette action dépend-elle de la bonne volonté d’un agent extérieur à nos intérêts ou non ? Dans le cas d’une collecte de nourriture par exemple : nous basons-nous sur une solidarité de personnes partageant les mêmes intérêts avec des dons, cotisations ou participation financière ou non ? Là où la solidarité populaire est un instrument d’autodéfense collectif, la charité nous affaiblit.
La solidarité étudiante
Dans le cas particulier du syndicalisme étudiant, la contradiction solidarité / charité est d’autant plus marquée que l’enseignement supérieur n’est pas un ensemble socialement très homogène. Depuis longtemps, les différences de classes s’expriment notamment par des différences de démarches des organisations étudiantes se réclamant du syndicalisme ou du corporatisme. Alors que l’UNEF disposait d’un certain monopole dans les universités jusque dans les années 1960, son influence s’est en partie réduite à partir de la scission des organisations corporatistes suivant la guerre d’indépendance algérienne. Dès le début du XXe siècle, les actions de solidarité internes au monde étudiant sont nombreuses, initiées et gérées par l’UNEF directement. Souvent pensées comme destinées uniquement au monde étudiant et en “vase clôt » par rapport au reste de la société, cette forme de solidarité a longtemps eu un caractère proprement corporatiste, destiné à venir en aide aux étudiant-e-s précaires tout en maintenant une vision de l’enseignement supérieur majoritairement destiné aux élites et coupé des préoccupations du monde du travail. Elle n’était vue comme un élément spécifique d’une solidarité populaire plus large.
A côté des services étudiants institutionnalisés dans la gestion des CROUS après la guerre, les syndicats étudiants développent au cours des années 1970 et 1980 des services de solidarité dont la visée politique se voulait plus large qu’une simple solidarité corporatiste. L’UNEF et l’UNEF-US sont alors les deux principales organisations étudiantes se réclamant du syndicalisme, après leur scission en 1971. Là où l’UNEF-US (trotskistes lambertistes) met dans un premier temps l’accent sur une action politique marquée “d’avant-garde” à visée minoritaire, l’UNEF (proche du PCF) adopte une attitude de cogestion [def : associer les syndicats à la gestion des universités ou entreprises, notamment par les élections et subventions] contestataire basée sur sa participation aux élections contre les corporatistes. Boycottant d’abord les élections étudiantes, l’ex UNEF-US, devenue UNEF-ID (indépendante et démocratique), y participe finalement comme l’UNEF dès les années 1980, alors que sa majorité est devenue mitterrandiste. Dans le même temps, c’est en 1980 que l’UNEF adopte une ligne de “Solidarité étudiante” lors du Congrès de Reims, mettant l’accent sur le développement des initiatives d’entraides, jusque là laissées aux corporatistes. C’est de cette ligne originale qu’elle tire son surnom d’UNEF(SE) la différenciant de l’UNEF-ID. Très vite, la bataille électorale et la dépendance grandissante des deux organisations au financement par les universités elles-mêmes (liée aux élections) entretiennent les contradictions entre cette volonté de développer la solidarité étudiante et le pouvoir de nuisance des établissements sur ces initiatives. Nombre de coopératives étudiantes (épiceries, services d’impression, etc.) et initiatives syndicales se transforment en réalité en un simple “syndicalisme de service”, très vite dépolitisé et organisé grâce au soutien moral ou financier des universités. De cette manière, la pratique cogestionnaire condamnait sur plusieurs années la solidarité étudiante et un véritable syndicalisme d’utilité concrète.
Développer un syndicalisme d’utilité concrète aujourd’hui
Aujourd’hui, les structures syndicales étudiantes sont à un niveau de faiblesse historique. Pour la FSE, l’enjeu est grand. La crise sanitaire et les confinements mettent le monde étudiant dans une situation de précarité inédite. Si le ministère et les établissements peuvent se montrer dans ces circonstances “aptes” à prendre des mesures d’aide exceptionnelles, nous ne devons pas perdre de vue notre objectif de long terme. Le syndicalisme est avant tout un outil de transformation sociale. Il a dans ce sens pour rôle d’élever le niveau de conscience du milieu qu’il organise. Ainsi, les “victoires” obtenues par des financements basés sur les FSDIE ou la CVEC en sont-elles réellement ?
Dans le passé, les exemples sont nombreux sur le fait que le financement ou la place des pouvoirs publics dans l’assistance nous rend faibles sur le moyen et long terme. Baser l’action syndicale auprès des instances du CROUS et de fonds publics ne développe en rien la solidarité étudiante. Elle nous rend au contraire vulnérables en cessant de faire du syndicat un outil d’organisation collective pour laisser au bon vouloir des pouvoirs publics un grand contrôle sur nos conditions de vie, sans chercher à s’en protéger. Contre le corporatisme et la cogestion, vive le développement de la solidarité populaire et le syndicalisme d’utilité concrète !